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Sans lacets et sans limites

De l’ère victorienne jusqu’aux temps modernes, la botte à panneaux élastiques (ou de style Chelsea) a toujours sa place dans la garde-robe masculine.

Par: Marc Richardson

En 1851, la reine Victoria a commencé à porter des bottes d’équitation sans lacets, ce qui ne s’était jamais vu auparavant. Le modèle en question n’existe plus aujourd’hui, mais le style cavalier perdure après toutes ces années. Depuis les années 60, on l’appelle plutôt Chelsea, en l’honneur du quartier de Londres qui a rendu cette chaussure aussi populaire.

Le cordonnier de la reine Victoria, J. Sparkes Hall, a conçu la première botte sans lacet dans une optique de polyvalence et de commodité. La souveraine britannique passait beaucoup de temps à cheval et souhaitait avoir des chaussures qu’elle pouvait enfiler plus facilement et qui ne s’enchevêtraient pas dans les étriers. Le bottier a donc pensé à intégrer du caoutchouc vulcanisé – un matériau qui venait tout juste d’être inventé – afin de créer un col extensible permettant d’éliminer le lacet.

L’appellation originale, le « bottillon breveté à cheville élastique de J. Sparkes Hall », était un peu trop longue. On lui a donc préféré le nom « paddock » (en référence à la piste où on promène les chevaux). La reine était ravie et a commencé à porter régulièrement ce type de chaussure.

Ce phénomène a souvent eu lieu dans la mode masculine, surtout en Grande-Bretagne : la royauté adopte un style en particulier, puis celui-ci se répand lentement, mais surement dans la masse. Les motifs losangés en sont un bon exemple. Lorsque la reine Victoria a jeté son dévolu sur le bottillon paddock, plusieurs membres de la famille royale ont aussi commencé à le porter. Ensuite, ce fut au tour de leurs proches, et finalement, des cavaliers britanniques.

Ce n’était pas pour autant une chaussure répandue. Elle était toujours réservée aux échelons supérieurs de la société. Ce n’est que cent ans plus tard que sa véritable popularité a pris son envol, dans un quartier de Londres.

Dans les années 50 et 60, Chelsea était le secteur le plus branché de la capitale du Royaume-Uni. Les jeunes artistes de tous les domaines, comme la musique et les arts visuels, y vivaient et s’y rassemblaient, côtoyant les enfants des gens de la politique, du droit et des autres sphères de la haute société. C’est cette combinaison un peu éclectique qui a éventuellement donné naissance aux Swinging Sixties.

La botte à cheville élastique est devenue de plus en plus présente dans les boutiques, les cafés et les pubs de Chelsea, un peu comme le modèle paddock l’avait été dans les grands domaines en campagne. Comme sa notoriété a vu le jour à Chelsea, c’est souvent le nom qu’on lui donne depuis ce temps.

Les Beatles, les Rolling Stones et The Who ont été des figures emblématiques sur la scène internationale des années 60. Les membres de ces groupes portaient souvent des bottes à panneaux élastiques, ce qui a certainement contribué à ce phénomène de la mode, même de notre côté de l’océan. Les talons diffèrent légèrement pour cette raison. Dans sa version traditionnelle, le style Chelsea est à peine surélevé. Les Beatles, cependant, choisissaient souvent un modèle à talon cubain, donc plus haut. Cet élément de la chaussure ne s’est jamais uniformisé au fil des années. Même les Fab Four portaient des looks différents, puisque chaque membre du groupe avait ses préférences.

Malgré cette légère variation, le bottillon de style Chelsea a continué de s’imposer au gré de la culture britannique; autrement dit, presque partout dans le monde. On le retrouvait aux pieds des « mods » en Grande-Bretagne, mais aussi en Amérique du Nord. Tous les jeunes le portaient, dans les campus d’université comme dans les lofts des artistes.

En Amérique du Nord, le talon était souvent plus prononcé au sein de la communauté culturelle. Pensez à Andy Warhol, à Jimmy Hendrix et à Bob Dylan. La botte à panneaux élastiques a donc gagné un certain aspect hybride; on pouvait la porter à l’extérieur et pendant les congés, de façon décontractée, mais aussi avec un complet.

Cette dualité est bien particulière. En effet, le bottillon de style Chelsea est associé au rock et aux esprits créateurs, mais il constitue aussi un indispensable de la garde-robe masculine classique. Quelle autre chaussure peut-on porter avec un veston pour un souper romantique, mais aussi avec un pantalon en cuir ou un jean sur une scène?

Au cours de l’histoire, cette botte a toujours eu une double vie, et c’est ce qui la rend aussi intéressante. Quand les artistes de tous les champs disciplinaires ont commencé à la porter dans le quartier Chelsea des années 60, ils le faisaient par rébellion. Le fait de prendre une chaussure inventée par la reine Victoria et portée presque exclusivement par l’élite et de fouler avec elle les rues pavées de Londres était un geste de contre-culture. Ensuite, le bottillon a fait son chemin et a trouvé sa place dans la garde-robe des universitaires et des célébrités. Il peut être chic ou décontracté et convient tout au long de l’année.

Même les matériaux sont empreints de dualité, comme en témoigne le contraste entre le cuir et l’élastique. C’est ce détail même qui a donné naissance à la botte.

C’est cette contradiction même qui la définit.

Marc Richardson est un chroniqueur et photographe mode établi à Montréal. Il collabore entre autres avec les sites Web Fashionista et Grailed et le magazine Garage. Vous pouvez le suivre sur Twitter.